La chambre de la "tante Léonie" à Combray
(Proust "La recherche du temps perdu")
Extrait. "II
y avait déjà bien des années que, de Combray, rien n'existait plus pour moi,
quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère me proposa de me
faire prendre un peu de thé. Et bientôt, accablé par la morne journée je portai à
mes lèvres une cuillerée où j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. A
l'instant même où la gorgée mêlée des miettes toucha mon palais, je
tressaillis. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans que je n’en sache
la cause. II m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes,
ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire de la même façon qu'opère
l'amour. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent, mortel. D'où avait pu
me venir cette puissante joie ? liée au goût du thé et du gâteau, elle le
dépassait infiniment. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit, dépassé
par lui-même ; chercher ? pas seulement : créer. Mon esprit est en face de
quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser puis faire
entrer dans sa lumière. En moi quelque chose se déplace, voudrait s'élever,
désancré d’une grande profondeur ; je ne sais ce que c'est, mais cela monte
lentement ; et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui
du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray, quand j'allais
lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé
dans son thé. La vue de la madeleine ne m'avait rien rappelé avant
que je n'y eusse goûté ; mais, quand d'un passé ancien, rien ne subsiste,
après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles
mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur
et la saveur restent encore comme des âmes portant sans fléchir l'édifice
immense du souvenir..."
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